
En salle le
6 février 2019
De
S. Barde
Genre
Documentaire (1 h 26)
Distributeur
JMH
Figure féminine interprétée par un homme, Greta Gratos crée le trouble. Personnage fictif, incarnation de l’imaginaire de son créateur, l’acteur Pierandré Boo, elle est tout à la fois chanteuse, actrice, chroniqueuse et porte-parole des causes qui lui importent.
Un homme est une femme
Un documentaire fascinant, stimulant et constamment humain sur une artiste flamboyante, idole de la scène alternative genevoise, créée de toutes pièces et incarnée par un homme. « Greta Gratos » sur scène, Pierandré Boo revient avec la réalisatrice Séverine Barde sur l’incroyable genèse du film et de son « héroïne » unique en son genre.
Comment vous est venue l’idée de consacrer un film à Greta Gratos ?
Séverine Barde : Quand j’ai rencontré Greta pour la première fois, elle m’a tout de suite beaucoup intriguée. Elle m’intimidait aussi. Je connaissais bien Pierandré, mais je ne savais que lui dire, à cette dame (rires). Mon amitié avec Pierandré a été précieuse pour mieux approcher le personnage et le phénomène de sa transformation en Greta, un phénomène qui me captive, que j’avais envie de mieux comprendre et de partager.
Pierandré Boo : Quand j’ai accepté la proposition de Séverine, Greta a tout de suite été partante : heureusement, on est souvent d’accord (rires). Ce film, c’est 13 ans de collaboration avec Séverine, des questions posées et reposées, qui ont souvent appelé de nouvelles réponses. Des kilomètres de rushes aussi et beaucoup de complicité. Durant tout le projet, je n’ai jamais eu l’impression d’être l’objet d’un documentaire, mais plutôt de partager toutes sortes d’expérimentations filmiques.
Au cœur de ce documentaire, une fascination pour l’incarnation…
PB : Au tout début, Séverine avait fabriqué un miroir sans tain pour filmer discrètement le moment de ma transformation en Greta : je me maquillais donc tout naturellement devant la glace, sauf que je plongeais mon regard dans la caméra.
SB : Cette transformation continue à me captiver. Le miroir sans tain m’a permis de me cacher pour la scruter, comme dans un documentaire animalier, et surprendre le basculement. Depuis, j’ai quand même surmonté ma timidité face à elle et osé l’affronter directement (rires). Pour moi, Greta est vraiment là quand s’éteint le regard de Pierandré et que naît celui de Greta.
PB : Je comprends très bien. Moi-même, j’ai été très impressionné la première fois que Greta est apparue. C’était lors d’un Bal des sorcières à l’Usine (lieu alternatif genevois, ndlr), en 1994. J’avais demandé au maquilleur de dessiner un personnage tout en œil et en bouche, ces points d’échanges privilégiés avec les autres. Quand je me suis retrouvé devant le miroir, j’ai pensé « en la regardant au fond des yeux, c’est mon âme nue qu’on verra ».
La précision avec laquelle la caméra détaille la confection des robes, le maquillage et l’habillage, est-elle une façon de cerner Greta ?
PB : Ces heures passées à la préparer peuvent sembler disproportionnées, mais tout ce temps que je prends à broder fait exister Greta. Michel Serres dit : L’âme habite un quasi point où le ‘je’ se décide. L’âme de Greta est au bout de mon aiguille ou au bout de mon pinceau devant le miroir. Elle est entièrement dans ces traits qui dessinent sa bouche et son regard.
SB : Je vois aussi ce soin porté aux détails comme un rituel, une façon de la convaincre de venir.
Dans ce film, Greta Gratos apparaît comme manifestante dans la rue, animatrice ou chanteuse, artiste conceptuelle, etc…
SB : Plutôt que de la faire parler, je voulais la regarder vivre. Pour témoigner de sa polyvalence, j’ai voulu la montrer sur une scène, au milieu de sa cour lors des T dansants, en interaction avec le public ou dans la rue pour soutenir une cause.
PB : Concernant son rôle politique, une présence iconique a forcément plus de latitude pour défendre une cause publique. Lors de la manifestation contre les coupes budgétaires sociales et culturelles, Greta Gratos a incarné Genava, déesse tutélaire de Genève, déçue par le traitement réservé à certains de ses enfants. Je peux dire les mêmes choses que Greta et je l’ai fait durant des années, comme représentant de l’Usine vis-à-vis des autorités. Mais je n’ai pas la même aura qu’elle.
Interroger une figure comme Greta Gratos, est-ce aussi questionner le genre ?
SB : Un homme qui incarne un personnage féminin suscite forcément des questions, même si ce n’est pas le sujet premier du documentaire. Dans une séquence, Denise Medico, professeure de sexologie à l’université de Montréal, invite le spectateur à abandonner son regard binaire pour reconnaître en lui plusieurs identités. Quand on évoque Greta Gratos, c’est vrai que la question du genre n’est jamais loin. Mais en sa présence, elle disparaît. Ce que les gens retiennent souvent de leur rencontre avec Greta est un sentiment de grande liberté.
PB : Pour moi, chaque être humain panache à sa manière son identité sexuelle, ce qui fait près de 8 milliards de variantes. Ce personnage d’amazone, par exemple, m’a, curieusement, apporté plus de masculinité. Personnellement, je comprends mal la binarité. Dans Cassandre, Christa Wolf dit qu’entre vaincre et perdre existe une autre possibilité : vivre. Et Greta Gratos cherche à dire qu’on peut être côte à côte, pas seulement face à face.
Au fond, qui est Greta?
PB : Un personnage évadé d’un roman mal écrit. Il est très difficile de la cerner. C’est un personnage vivant qui évolue en permanence. Ce qui est sûr, c’est que je n’aimerais pas être elle au quotidien. C’est beaucoup trop fatigant. Greta dit aussi : « Si je suis extrême, c’est pour que vous vous autorisiez à être vous-mêmes un peu exagérément. »
SB : Greta est une diva, un dragon, une fiction vivante, c’est ce qui permet sans doute de lui confier des choses qu’on tairait à un humain.