
En salle le
5 décembre 2018
De
FELIPE MONROY
Genre
Documentaire (1h20)
Distributeur
Adok Films
De retour à Bogotá après de longues années d’absence, Felipe Monroy, réalisateur colombien installé à Genève, entreprend de revisiter le passé de sa famille, empreint d’une violence qui fait écho à celle d’une nation tout entière. Un travail sur la mémoire d’un pays et sur le cinéma comme instrument de pardon.
Mémoire vive
Colombien installé à Genève, Felipe Monroy entreprend de revisiter le passé de sa famille. Un poignant travail de mémoire, que le réalisateur vous présente lui-même en toute sincérité.
“Los Fantasmas del Caribe” brosse le portrait intime d’une famille colombienne, la mienne, famille de la plus modeste frange de la classe moyenne. C’est le portrait de mon père, de ma mère, de ma sœur et le mien, qui avons traversé une époque sombre, marquée par la violence du narcotrafic durant les années 80 et le début des années 90, lorsque le pays était sous la coupe de Pablo Escobar, chef du cartel de Medellin et de ses troupes assassines.
À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
J’ai voulu à travers ce film dire à la fois le présent de ma famille et les souvenirs de mon enfance : ceux qui me reviennent et ceux de mes proches. C’est une tentative d’exploration mais aussi de reconstruction de la mémoire. La mienne, la leur et celle du pays. Comment a-t-on vécu, grandi dans une ville où tous les jours explosaient des voitures piégées ? Comment être un père, une mère, un frère, une sœur ou une famille dans de telles circonstances ? Comment ce passé, son évocation ou son oubli affecte-il la vie intime des protagonistes, leur vie familiale, leur vie sociale, celle de leurs proches ou de leurs contemporains ? J’ai aussi désiré faire revivre le passé comme le faisaient nos ancêtres par la tradition orale, par le récit, le conte ou le mythe. Je veux inventer contre l’amnésie des dispositifs cinématographiques qui réveillent et stimulent le travail de la mémoire. On peut parfois observer, visibles sur nos corps, les marques de notre histoire. Mais je suis aussi convaincu que d’autres traces restent dissimulées, enfouies à l’intérieur, dissoutes dans l’invisible, cachées dans les silences, dans l’impossibilité de parler. Parfois les regards, les visages, les gestes et les corps laissent un instant entrevoir ce monde enfoui. J’ai voulu faire un lm qui trouve là son point d’ancrage, qui parte de l’exploration de la peau des gens que j’aime : ma mère, mon père, ma sœur. J’ai cherché à rendre visible ce que révèlent ces traces, ce que disent ces marques mais aussi ce que cachent les silences, les absences, les vides, les dérobades. Il y a ces souvenirs que l’on ne sait plus atteindre et qui pense-t-on ne nous atteignent plus, ne nous affectent plus. Ce sont ces souvenirs-là que j’ai voulu réveiller.
PAPA OÙ T’ES ?
En faisant le portrait des membres de ma famille, j’ai voulu raconter la force vive, le courage qui les a toujours poussés à lutter dans les situations extrêmes, l’amour partagé, ressenti l’un pour l’autre malgré les douleurs et les difficultés. Mais j’ai voulu aussi parler des ruptures, des conflits, en partie causés par le contexte social et politique du pays. J’ai voulu parler de l’absence de mon père, un SDF toxicomane que je n’ai vu que très peu de fois dans mon enfance, de la solitude et de l’amertume de ma mère qui s’est retrouvée seule à élever trois enfants sans avoir parfois de quoi leur donner à manger, des agressions verbales et physiques qu’elle nous a infligées, de la colère qui, encore aujourd’hui, envahit ma sœur quand elle s’en souvient et de mon déracinement quand, triste et sans plus aucun espoir, je décide de quitter la Colombie et de ne plus jamais y revenir, préférant une vie de clandestin en Europe. Au cœur de mon film, une place primordiale est réservée à mon père, Jorge, et à ma relation avec lui. Son absence quand j’étais enfant est le point de départ qui déclenche le travail de ma mémoire. Avec lui, en premier, j’ai essayé d’assembler les pièces éparses du puzzle de notre histoire familiale, rappeler les souvenirs, rêver les images manquantes, en créer de nouvelles, faire face aussi à son refus parfois de regarder en arrière et de parler du passé familial, intime. Avec lui, j’ai imaginé des dispositifs, in- venté des circonstances, suscité des occasions pour contourner ce refus. Je l’ai conduit sur le chemin sensible de ces évocations chargées d’émotions. J’éprouve une fascination folle pour cet homme et la manière dont il raconte sa vie, ses 15 ans en prison et ses plus de 20 ans de vagabondages dans la rue à chercher sa nourriture dans les poubelles. Ses récits surréalistes parfois ont la couleur du meilleur réalisme magique de l’écrivain Gabriel Garcia Marquez.
PORTRAIT DE GROUPE
Au fil de l’histoire de mon père, se dévoile celle de ma mère, Victoria. Une femme indigène qui, à 14 ans, a traversé toute seule le pays, depuis la jungle de Putumayo au sud de la Colombie, jusqu’aux froides montagnes de la capitale, Bogota. Ma mère, contrairement à mon père, a beaucoup de peine à parler de son passé. Très vite son visage se marque d’une expression de dou- leur profonde, ses yeux se remplissent de larmes, des larmes de colère et de frustration. Elle craque et me demande d’arrêter de poser des questions. C’est une femme très forte qui a eu le courage de ne pas mettre fin à ses jours, malgré ses pensées suicidaires à plusieurs reprises. Elle n’a pas voulu nous laisser seuls, mes sœurs et moi. Apparaissent aussi ma sœur Adriana, et moi, le cadet en exil en Suisse depuis sept ans. J’ai acquis aujourd’hui un certain recul qui me permet de regarder en arrière et de comprendre comment j’ai appris à vivre avec tout cela, à vivre avec tout cela en Suisse. Cette distance me permet aussi de comprendre comment s’est transformé le regard que je porte sur ma famille et sur mon pays depuis que je suis parti. Mon film ne se réduit pas au portrait de ma famille, mais au travers de ce portrait, en rappelant les péripéties traversées, en observant les cicatrices, il permet d’entrevoir un plus vaste tableau évoquant l’histoire de toutes ces familles modestes colombiennes, qui ont, dans la précarité et le danger traversé les années sanglantes de la guerre du narcotrafic en Colombie. Une guerre qui a dégradé la vie intime de chacun des protagonistes, à l’image de celle de chaque citoyen colombien, les a blessé, a durci leurs relations, altéré leur confiance et les a contraints parfois à des gestes extrêmes.
VIVRE À TOUT PRIX
Le film évoque ce qui reste de ce quartier de Bogota où mon père a passé les trois quarts de sa vie, de ce qui reste de la Colombie de l’époque de Pablo Escobar. Ce film n’est pas un règlement de comptes avec mes parents ni un jugement de valeur sur la société colombienne. J’espère avoir rendu hommage à ceux qui nous construisent et nous habitent, souvent malgré nous, à la force de vie qui existe en chacun et “Los Fantasmas del Caribe » est la continuation d’un travail que je développe en tant que réalisateur autour de la mémoire de mon pays. Mon premier long-métrage documentaire, « Tacacho », qui parlait des victimes déplacées par la violence du conflit armé, a été le commencement d’une série de questionnements et de préoccupations qui m’habitent comme colombien et com-me cinéaste. Il est pour moi nécessaire de parler de toutes ces choses qui ne se disent pas. Nous, Colombiens, avons tendance à refouler les souvenirs au fond de notre mémoire, à occulter le passé et les blessures mal refermées. Je crois que le cinéma peut en portant sur les événements passés un éclairage particulier, leur donner du sens, une lisibilité, qu’il peut permettre de s’approprier le passé et d’en exorciser les fantômes. En revisitant ici le passé de ma famille, le mien, en évoquant avec mon père, ma mère et ma sœur les péripéties et les aléas vécus, je porte un éclairage qui rend lisible une part de notre histoire familiale et au- delà de cet exemple singulier, une part de celle du pays.
Felipe Monroy