
En salle le
30 septembre 2020
De
Shannon Murphy
Avec
Eliza Scanlen, Toby Wallace, Emily Barclay
Genre
Drame (1 h 58)
Milla n’est pas une adolescente comme les autres et quand elle tombe amoureuse pour la première fois, c’est toute sa vie et celle de son entourage qui s’en retrouvent bouleversées.
Vertiges de l’amour
Interprétée par des jeunes acteurs confondants d’authenticité, une chronique adolescente vraiment pas comme les autres, ainsi que nous l’explique sa réalisatrice Shannon Murphy.
Au départ, « Milla » était une pièce de théâtre…
Shannon Murphy : La scénariste Rita Kalnejais et moi venons toutes les deux du théâtre. Sa pièce intitulée « Babyteeth » s’est jouée en 2012 à Sydney. Je ne l’ai pas vue, mais j’en ai entendu beaucoup de bien. Nos deux productrices, Jan Chapman, qui a notamment produit « La Leçon de piano », et Alex White, étaient à la première. Dès le baisser de rideau, elles avaient décidé que leur prochain film serait une adaptation de ce texte. Je crois que Rita avait également senti la puissance cinématographique de sa pièce.
Comment vous est-elle parvenue ?
Je ne suis arrivée sur le projet qu’il y a deux ans. En rencontrant Jan Chapman, j’étais assez nerveuse : dans son bureau, il y a quand même le piano de « La Leçon de piano » ! J’avais lu pas mal de scénarios qui auraient pu devenir mon premier film, mais celui-ci m’avait émue, et j’y ai retrouvé exactement mon sens de l’humour. La façon dont Rita Kalnejais refuse le sentimentalisme me plaisait beaucoup. Si j’ai pleuré en achevant ma lecture du scénario, c’est surtout par regret de quitter ces quatre personnages. Quand je suis revenue au texte de la pièce, j’ai été intéressée par les curieux titres de chapitres. J’aimais aussi beaucoup quand le texte disait : « Ce que les morts disent à Milla ». Et le contenu de leur message : « Danse, danse, danse » ou « Sens le soleil sur ta peau ». J’ai demandé à Rita si c’était dans le spectacle. Elle m’a répondu que non, c’étaient juste des indications d’émotions, des choses auxquelles les acteurs devaient penser. J’étais sûre qu’il fallait les mettre dans le film. Ils permettaient de montrer le passage du temps sans répondre de façon trop précise à la question : quel jour est-on ? Ils représentent la voix intérieure de Milla.
Comment avez-vous transformé l’artifice du théâtre pour lui donner une facture « cinématographique » ?
J’aime qu’une narration soit directe et que l’on sente de l’authenticité. Avec Andrew Commis, le chef-opérateur, nous avons beaucoup parlé des films de John Cassavetes, notamment « Une Femme sous influence ». Ou encore de « Breaking the Waves », de Lars Von Trier où même le long monologue d’Emily Watson est crédible. Malgré son désordre, le chaos qui semble y régner, « Milla » s’enracine dans le réel. Les gens pourraient se conduire comme ça, parler comme ça. Il fallait échapper à tout excès de sentimentalisme, parce que dans le monde réel, les gens ne disent pas : « Voyez comme je suis malade, voyez comme c’est triste. » Ce n’est pas la réalité de ces expériences. Je ne pouvais me permettre d’être timide ou trop prudente pour représenter avec authenticité le personnage de Milla. C’est une adolescente de 15 ans qui s’apprête simultanément à être plus vivante qu’elle ne l’a jamais été et à se retrouver face à sa propre mortalité. La question que s’était posée Rita en écrivant sa pièce était : « Comment aime-t-on quand on n’a rien à perdre ? » Milla tombe amoureuse de Moses, elle voit en lui une opportunité de repousser encore davantage les limites de son existence. Le langage du film devait être fait de ruptures, marquées par le texte, la musique, l’abolition du quatrième mur, tout ce qui nous permet d’aller aussi vite que le personnage et de faire surgir une émotion. Je voulais que les spectateurs aient une émotion viscérale à la vision du film. Sur le plateau, je n’ai cessé de rappeler l’incroyable dualité du film : humour et douleur devaient être présents simultanément dans chaque scène, dans chaque plan. Même dans un moment sérieux, il fallait quelque chose d’un peu décalé ou de franchement drôle, par exemple le costume de Moses, son short et ses jambes d’insecte. Avec mon chef-opérateur, nous avons énormément parlé de l’énergie de chacun des personnages et de la nature claustrophobe de Milla. Bien que sa famille soit chaleureuse et aimante, il y a une frustration en elle. Il fallait que la caméra renforce ces éléments.
De quelle façon vous y êtes-vous prise ?
Nous avons eu la chance de trouver cette maison dans le quartier de St Ives, dans la banlieue nord de Sydney où l’omniprésence des baies fait de Milla un oiseau prisonnier d’une cage de verre. L’envers de cette maison, c’est celle de Gidon, qui est davantage qu’un professeur de musique : pour Milla et Anna, Gidon est un oracle qui précède les désirs de chacune. Son intérieur ouvre Milla à de plus larges perspectives que sa petite maison-cocon. Nous avons essayé de tout prévoir au maximum pour être plus libres, plus créatifs au moment du tournage. Nous avons ainsi réglé les positions et les déplacements des personnages avec quatre doublures, avant que les acteurs arrivent. Cela nous permettait de soigner davantage nos cadres, malgré un budget extrêmement serré. Car il fallait aller très vite. Heureusement, j’ai pu répéter trois jours pleins avec les jeunes acteurs, et deux jours avec les parents. C’est là que mon passé théâtral a servi.
Eliza Scanlen, qui incarne Milla, est une vraie révélation…
C’est un caméléon ! Le personnage de Milla est dans un état de changement permanent : c’est une jeune femme qui cherche à savoir qui elle est, tout en étant beaucoup plus mûre que son âge. Eliza a passé beaucoup de temps à construire le personnage, à prendre des notes. C’est une bosseuse. Elle a notamment appris le violon en deux semaines ! Et puis, sur le plateau, elle peut se laisser aller à l’imprévu. Elle a sauvé la scène où Moses vient de faire son deal et où son copain l’invite à la fête. On était en retard, il y avait quelque chose qui ne prenait pas. Et puis Eliza a demandé un des esquimaux de la table régie. Il était prévu qu’elle mange quelque chose, mais je ne savais pas quoi. La façon qu’elle a eu de jouer avec cet esquimau, c’est du génie ! Enfin, elle a eu le courage de se raser la tête : elle a senti qu’il était essentiel de s’approcher de ce que ressent son personnage.
La musique joue un rôle essentiel…
Nous n’avons pas cessé de penser à la musicalité du film. Nous avions choisi au préalable les musiques utilisées quand Milla danse ou quand elle sort avec Moses. En post-production, j’ai emmené mon chef opérateur et mon monteur au festival Womad d’Adélaïde : il y avait des groupes du monde entier, et c’est là qu’on a repéré le Zephyr Quartet. Il y a aussi les morceaux originaux d’Amanda Brown. Il n’y a pas de règle dans l’utilisation de la musique. Quand j’ai commencé à travailler sur le film, j’avais dit à Jan Chapman : « Il n’y aura pas de musique originale. » Elle a failli avoir une crise cardiaque. La musique de « La Leçon de piano » est très célèbre… Mais je n’aime pas que la musique guide mécaniquement l’émotion. Dans mon film, il fallait qu’elle fasse basculer le spectateur au cœur du regard que Milla porte sur la vie. C’est quelque chose qui m’obsède : nous avons tous une bande originale de notre propre vie, qui provoque en nous une forte réponse émotionnelle. Il fallait que les spectateurs ressentent cela.